Je m’interrogeais dans un précédent billet sur les résultats d’une étude qui tendrait à démontrer que les comportements égoïstes au volant conduisent à une situation sous-optimale où chaque conducteur paie « le prix de l’anarchie ». La piste avancée par les auteurs de l’étude consiste à préconiser de fermer des routes plutôt que d’en ouvrir de nouvelles pour décongestionner le trafic – une idée contre-intuitive qui mérite qu’on s’y arrête.
L’idée sous-jacente est donc de réduire « le prix de l’anarchie » en réduisant la liberté de choix offerte à chacun, au moyen de contraintes supplémentaires (fermetures de routes) imposées par les autorités. Pourtant, me disais-je, le développement de nouvelles technologies de type GPS ne fait-il pas voler en éclats ce modèle ?
Raccourci par les nouvelles technologies
L’utilisation de nouveaux outils de conduite de type GPS a pour principal avantage de permettre à chaque conducteur de maximiser l’efficacité de sa stratégie de conduite personnelle. Il peut déterminer à l’avance quel est le chemin le plus court et/ou le plus rapide pour aller d’un point A à un point B. L’actualisation de son trajet en temps réel sur son ordinateur de bord, enrichi d’informations contextuelles (état du trafic, routes fermées à la circulation, etc.) lui permet de plus d’adapter son trajet en fonction des obstacles qu’il rencontre sur sa route.
Quelle serait la place et le rôle d’un tel outil dans le modèle développé par les auteurs de l’étude citée précédemment ? La logique voudrait que ces outils renforcent le selfish driving, en rendant plus efficaces les stratégies individuelles, et, en conséquence, plus nocives encore leur impact sur l’équilibre collectif. Il n’y aurait donc aucun progrès à attendre de ce coté-là.
Petit détour par le phénomène des « flash mobs »
J’ai terminé il y a peu de temps la lecture de l’essai « La ville en fête et en délire », de Valérie Châtelet, publié dans le recueil Fresh Théorie III (paru en 2007). Il y est question des flash mobs (« groupes de gens qui s’assemblent dans un lieu public où ils se comportent de manière déconcertante mais concertée ») et de leur signification depuis leur apparition en 2003. Incidemment, quatre ans après son apparition, déjà objet d’étude, le phénomène semblait également devenir has been (en 2009, c’est bien pire. La preuve : Alain Afflelou en a fait le gimmick de sa nouvelle campagne télé).
Dans son essai, Valérie Châtelet s’extasie sur la réinvention des villes et des modes de vie citadins que permettent les nouvelles technologies. Les flash mobs sont emblématiques car elles doivent dans une large mesure leur existence aux possibilités offertes par la téléphonie mobile. Elles constituent le modèle de nouvelles formes d’organisation collective possibles qui permettraient de remettre de l’intelligence au coeur des foules et de leurs comportements (Smart Mobs = foules intelligentes). De nouvelles stratégies d’urbanisme, qualifiées d’open source, pourraient voir le jour sur ces bases.
N’y a-t-il pas, dans l’exemple du GPS, quelque chose du même ordre, qui fait que la somme des actions individuelles devient bien plus que leur simple addition ? Et que l’on peut ainsi espérer dépasser les impasses constatées par les auteurs de l’étude ?
Vers un dépassement du conflit individuel vs. collectif ?
Au fond, ce que cette étude tend à démontrer, c’est que l’exercice par les conducteurs de leur libre-arbitre génère des résultats sous-optimaux pour la collectivité. Face à cette anarchie dont chacun paie individuellement le prix, il est nécessaire de réguler, et cela se fera, selon leur proposition, en réduisant la liberté de choix de chacun. Vu sous cet angle, cela fait froid dans le dos…
Une autre politique semble pourtant possible. En s’appuyant sur l’exemple des flash mobs, on peut imaginer une forme d’intelligence collective et coopérative qui permette de dépasser la dialectique choix individuels/coercition collective.
Si tous les conducteurs s’équipaient de systèmes de navigation de type GPS, on pourrait envisager l’émergence d’une forme d’intelligence collective en réseau, qui serait plus que la somme des parties (chaque conducteur pris individuellement) sans pour autant avoir le caractère totalisant d’un grand tout (la décision du régulateur d’ouvrir ou de fermer des routes à la circulation).
L’information étant partagée et accessible par tous, et actualisée en temps réel, les comportements individuels ne seraient plus antagonistes mais complémentaires. Les décisions individuelles se feraient en pleine connaissance de cause, en prenant en compte les anticipations des autres et leur traduction en termes collectifs. En d’autres termes, fini le selfish driving, chaque conducteur concourant, parfois même à son corps défendant, à l’ajustement des stratégies collectives pour le bénéfice de tous.
Le rôle des autorités ne serait alors plus d’imposer et de contraindre, mais au contraire de promouvoir la circulation des informations, de développer les libertés, et d’inciter chacun à faire usage de son libre-arbitre.
Un nouvel âge des foules
Vision utopique de la coopération entre individus, grâce aux nouvelles technologies ? Ou réelle émergence de comportements collectifs vertueux et durables ? Pour Valérie Châtelet, les flash mobs sont le modèle embryonnaire de nouvelles formes d’organisation visant à maximiser la liberté de chacun, tout en agissant dans un cadre régulateur qui ne soit plus coercitif mais incitatif. Un nouvel âge des foules, donc, où ces mots auraient enfin tout leur sens
Fini les moutons de panurges, les mouvements de foules dangereux et irrationnels, les embouteillages, le vandalisme, la pollution, la manipulation par le marketing de la consommation de masse, les foules ne sont plus considérées ni comme des dangers, ni comme les mannes du profit mais comme des communautés d’événement, comme un nouveau principe de l’organisation.
4 réponses à “Planification urbaine (II) : flash mobs, GPS et libre-arbitre”
ça reste quand même largement a inventer. ET il restera toujours une opposition entre l’intérêt individuel et le collectif du fait du dilemme du prisonnier (c’est plus avantageux si je triche et tous les autres ne trichent pas, mais si tout le monde triche c’est un cauchemar). Le selfish driving c’est souvent tricher, doubler tout le monde sur la bande d’arret d’urgence, rouler trop vite, ne pas respecter les distances de securite, passer au rouge, passer sur le trottoir, prendre les sens interdit, corrompre les policiers…
Le GPS peut aider par exemple a dénoncer les tricheurs aux compagnies d’assurance qui vont les faire payer plus. Autrement dit je triche mais tout le monde le sait et je suis pénalisé. Plus de pas vu pas pris.
@Joseph : c’est vrai que cette vision est assez volontariste et optimiste (mais ça fait du bien de temps en temps).
Une des vertus que je lui trouve, c’est de montrer en quoi davantage de transparence (ton idée de GPS mouchard peut faire peur, mais on voit bien le principe et les avantages), et davantage d’intelligence collective peuvent naturellement réduire la fracture individuel vs. collectif. Si je me rappelle bien, un des fondements du dilemme du prisonnier repose sur le fait que chacun des acteurs n’a qu’une information parcellaire, ce qui crée du risque, et pousse à prendre des décisions certes sous-optimales pour la collectivité, mais ayant le mérite de réduire le niveau de risque individuel. Dans un modèle où l’information devient accessible à tous, et où il est possible d’anticiper avec justesse les comportements des autres acteurs, le dilemme du prisonnier pourrait bien voler en éclats.
Reste que tu cites enfin des comportements extrêmes, qui ont à voir avec l’illégalité et qu’il faudra bien continuer à combattre. Mais tout le monde n’a pas ce niveau de conduite pathologique – sauf peut-être en Russie 😉
Le GPS mouchard c’est en Italie
http://www.repubblica.it/2005/b/motori/febbraio05/scatolanera/scatolanera.html
Dans le Dilemme du prisonnier il y a en fait deux problemes. On peut atteindre l’optimum global en ayant les informations sur le choix fait par le complice. Mais aussi on peut la jouer solo (optimum personnel) et balancer son complice si l’on pense que personne saura que c’est nous qui avons balance.
Par contre si on balance et que ca se sait…
http://fr.wikipedia.org/wiki/Dilemme_du_prisonnier
Dans le trafic personne ne sait si l’on fait des trucs pathologique (du moins en Russie) mais si ca se sait on va avoir une attitude plus normale.
Le problème du prisonnier, c’est qu’il n’a jamais les informations sur le choix fait par l’autre prisonnier. Au mieux, il a ce que les flics veulent bien lui en dire (« vas-y, crache le morceau, de toute façon ton copain t’a déjà balancé »), ce qui sent fortement la manipulation. D’une certaine façon, dans sa position, il est toujours dans l’incertitude, le risque et le pari au moment de décider.
Merci pour les liens ! Même si je ne maîtrise pas assez l’italien pour décortiquer tout l’article…