Il n’est jamais trop tard pour bien faire, à ce qu’il paraît. Pas trop tard, donc, pour s’attaquer aux quelques 501 pages de Tristes tropiques, le best-seller littéraire de Claude Lévi-Strauss.
J’y relis cette phrase, qui ressuscite un souvenir de texte étudié en classe de lettres, ou de citation commentée lors d’un devoir sur table :
« L’humanité s’installe dans la monoculture; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat. » (p.37)
Plus de cinquante ans après, les analyses de Lévi-Strauss sonnent toujours aussi juste, voire davantage, comme lorsqu’il se voit confronté à
« (…) une humanité saturée de son propre nombre et de la complexité chaque jour plus grande de ses problèmes, comme si son épiderme eût été irrité par le frottement résultant d’échanges matériels et intellectuels accrus par l’intensité des communications » (p.26)
Avec Tristes tropiques, publié en 1955, Claude Lévi-Strauss entreprend de lutter à sa façon contre cette standardisation de la culture. C’est un livre éclectique, varié, inclassable, qui échappe justement à toute tentative de définition. Lévi-Strauss s’y montre très sensible à l’esthétique. Dans un passage du livre, il fustige non pas l’erreur intellectuelle mais la faute de goût. Tristes tropiques est avant tout une œuvre littéraire, bien plus que scientifique. Elle contient de très belles pages :
« A Porto Rico, j’ai donc pris contact avec les États-Unis; pour la première fois, j’ai respiré le vernis tiède et le wintergreen (autrement nommé thé du Canada), pôles olfactifs entre lesquels s’échelonne la gamme du confort américain : de l’automobile aux toilettes en passant par le poste de radio, la confiserie et la pâte dentifrice; et j’ai cherché à déchiffrer, derrière le masque du fard, les pensées des demoiselles des drug-stores en robe mauve et à chevelure acajou. » (p.33)
Sur le fond, que penser de cette « standardisation » qui, manifestement, semble avoir progressé depuis 1955 ? Elle est aussi synonyme de confort, de facilité. Faire reculer l’altérité au rang de détail typique, de couleur locale dans le cadre d’une excursion touristique par exemple, est infiniment plus rassurant que de devoir se confronter à un monde inconnu, complexe, varié, qui peut paraître insaisissable, voire menaçant.
En 1759, dans Candide, Voltaire attaquait les philosophes optimistes. Dans l’épisode du « Nègre de Surinam », il critiquait déjà une forme de « mondialisation » inégalitaire, qui ne portait pas ce nom : l’esclavage. Le Nègre de Surinam, esclave sur une plantation de cannes à sucre, décrit à Candide son calvaire quotidien. Il conclut sa description par une formule restée célèbre : « c’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe ».
250 ans plus tard, il y a belle lurette que la culture de la betterave sucrière a remplacé celle de la canne à sucre comme principale source de sucre en Europe… Et quant à cette monoculture à laquelle Lévi-Strauss faisait référence, elle est le prix à payer pour un monde devenu trop petit, mais qui nous est (pour combien de temps encore ?) infiniment source de confort.
Une réponse à “Lévi-Strauss et moi dans un champ de betteraves”
[…] profondeur, ainsi que la subjectivité assumée, de ses prises de positions (lire l’article “Lévi-Strauss et moi dans un champ de betteraves”). A l’heure où le projet de loi sur l’interdiction du port de la burqa arrive en […]