Aujourd’hui, digression à l’occasion de la lecture de Shadowplayers: The Rise & Fall of Factory Records de James Nice (2010). Le livre revient sur l’aventure du label Factory Records, de sa création à la fin des années 70 à son histoire mouvementée au cours des deux décennies suivantes.
Factory Records est emblématique des structures musicales nées au sein de la vague punk, à l’esprit do-it-yourself et farouchement opposé aux grandes maisons de disques. C’est à cette époque qu’on commence à parler des indies (les labels indépendants) face aux majors (les grands labels). Longtemps, Factory Records est resté une note de bas de page dans l’histoire du rock, au chapitre post-punk : glorieuse, certes, et même culte pour quelques-uns, mais largement ignorée du grand public, malgré le succès planétaire de quelques-uns de ses groupes phares (et particulièrement de New Order).
Et puis, en une génération, l’épiphénomène culte est devenu un phénomène de mode, quasiment mainstream. On ne compte plus les sorties de livres et de films consacrés à Factory Records ou à la scène de Manchester, et bien sûr les compilations et rééditions des enregistrements des groupes de l’époque (New Order, mais aussi Joy Division, Buzzcocks, etc.). Tout aussi significatif, une nouvelle génération de rockeurs se réclame, au début des années 2000, du son et de l’esthétique post-punk. Ces groupes post-post-punk, donc, se nomment Interpol, Bloc Party, The Killers, The Editors, et bien d’autres encore.
Pour qui a, comme moi, découvert Factory Records dans la première moitié des années 90, ce revival nostalgique déclenche des sentiments assez ambivalents. A l’époque, la musique rock et pop était dominée, voire écrasée, par le rock de stade (U2…), par le grunge (Nirvana…), ou, dans sa frange la plus extrême, par le métal (Metallica…). Avouer dans la cour du lycée qu’on écoutait Joy Division ou New Order, ça revenait, en général, à passer pour un ringard sectaire aux goûts bizarres.
Mais comme souvent peut-être dans l’histoire de la culture populaire (voir Lipstick Traces: A Secret History of the 20th Century, de Greil Marcus), ces courants souterrains qui nourrissaient toute une génération de futurs artistes, créateurs et musiciens (ou, plus simplement, représentants des classes moyenne ou aisée urbaines, futurs cadres dans la pub et le marketing) ne demandaient qu’à refaire surface, une génération plus tard. Et c’est ainsi qu’on se retrouve, dans ces années 2000, à devoir subir l’opinion catégorique de branchés de la 25ème heure, déclarant « aaadooooorer » Joy Division depuis, au moins, genre, six mois (une éternité sur l’échelle des tendances).
Mais cela nous en dit peut-être aussi long sur l’état du rock et de la pop aujourd’hui. Le mouvement punk (même s’il y avait de l’affectation derrière) prétendait faire table rase du passé, et apportait au moins indéniablement une certaine fraîcheur dans un paysage musical assez sclérosé (le rock « pompier » des 70s). Mais que penser d’une génération qui copie (et souvent, sans imagination) un courant vieux de trente-cinq ans déjà ? Quand j’étais au lycée, on avait bien conscience que le son Factory Records datait… mais de quinze ans seulement. Il ne nous ne serait jamais venu à l’idée d’écouter Jerry Lee Lewis, Eddie Cochran ou The Platters… Ou même Elvis Presley. Ne serait-ce que parce que c’était la musique de nos parents (voire même, de nos grands-parents !).
Je ne sais pas trop quelle conclusion tirer de tout ça, ni même s’il y a matière à conclure. On pourrait, en restant dans le domaine de la musique, faire tout simplement le constat que la créativité s’est déplacée vers de nouveaux horizons (musiques électroniques, hip-hop…). On pourrait aussi, en élargissant le cadre de l’analyse, observer que cette espèce de bégaiement de l’histoire est typique de nos sociétés post-modernes, rattrapées par une hypothétique « fin de l’histoire » où la notion même d’innovation et de surgissement n’aurait plus de sens, pas plus que celle de frontière générationnelle (voir, en vrac, les phénomènes de la femme cougar, les campagnes de Comptoir des Cotonniers qui habille indifféremment « la mère et la fille », les « adulescents », etc.).
Je conseille plutôt, à ceux qui ont du temps, de l’énergie et une curiosité de rat de bibliothèque, de se plonger dans la masse des documents engendrés par la postérité de Factory Records :
- 24h Party People, film de Michael Winterbottom (2002), avec un Steve Coogan excellent dans le rôle de Tony Wilson (l’un des deux cofondateurs de Factory Records).
- Control, film d’Anton Corbijn (2007), à l’origine photographe musical et réalisateur de clips vidéos, ayant travaillé pendant des décennies à définir l’esthétique de nombre de groupes majeurs du post-punk et de la new-wave (Joy Division, Depeche Mode, etc.). Film (un peu trop) esthétisant, centré autour du personnage de Ian Curtis (chanteur et leader du groupe Joy Division).
- Shadowplayers: The Rise & Fall of Factory Records, de James Nice (2010). Une somme minutieuse relatant toute l’histoire de Factory Records (avec quelques digressions autour de labels et artistes associés), indispensable aux puristes et aux passionnés.
- From Joy Division to New Order: The True Story of Anthony H. Wilson and Factory Records, de Mick Middles (1996, réédité en 2002). L’ancêtre du précédent, avec en plus une série d’illustrations (photos d’artistes, de concerts, d’affiches…).
- Peter Hook, bassiste de Joy Division puis de New Order, a commis un The Haçienda: How Not to Run a Club (2009). Le bouquin revient sur l’aventure du club The Haçienda, ouvert et géré par Factory Records au sommet de sa popularité, et véritable désastre financier qui entraînera finalement tout Factory dans sa chute. Pas encore lu, mais a priori indispensable aussi.
- Rip It Up and Start Again: Post-Punk 1978-1984 (2005) de Simon Reynolds. Tout est dans le titre : pour replacer l’histoire de Factory Records dans celle, plus globale, du mouvement post-punk en Europe et aux États-Unis.
- Lipstick Traces: A Secret History of the 20th Century, de Greil Marcus (1989). Ouvrage pas du tout centré sur Factory Records, mais donnant des clés de lecture à la fois académiques et pop des mouvements artistiques underground du XXème siècle. Plusieurs pages font cependant référence à Factory Records et à son inspiration situationniste. Très bien pour replacer la petite histoire de Factory au sein de la grande Histoire.
- Et, pour terminer, quelques-uns des disques phares de cette grande époque, sortis par des groupes de Factory Records ou de son entourage proche : Spiral Scratch (1977) des Buzzcocks (époque Howard Devoto), Power, Corruption & Lies (1983), un New Order très old school mais ayant plutôt mieux vieilli que bien de leurs disques plus récents, n’importe quoi de Joy Division ( les albums Unknow Pleasures, Closer…), ou encore Rays And Hail (1987), une compilation présentant le meilleur des jeunes années de Magazine (1978-1981).
6 réponses à “24 Hour Nostalgia People”
Coooooool…
Et c’est vrai que le punk et ses rejetons demeurent la source unique d’inspiration, semble-t’il. Ou alors, je suis déjà un vieux con et ça s’arrose!
Bécots
T’es un vieux con. Ça s’arrose. On se fait ça quand ? Depuis le temps…
Tu es un jeune vieux con en fait et s’il faut arroser quelque chose, je viens
Ringard sectaire aux goûts bizarres ?
En tous cas moi j’adoooore !
J’arroserai bien quelquechose moi aussi.
Pour le reste, le temps ne fait rien à l’affaire, quand on est con, on est con!
Moi qui croyais qu’on n’était con que quand on était jeune !!
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