Le 27 mai 2009, Jean Daviot me recevait dans son nouvel atelier situé dans un arrondissement du nord de Paris. Né en 1962 à Digne (Alpes de Haute-Provence), Jean Daviot étudie à la Villa Arson à Nice. Au cours des années 80, il réalise des films, des vidéos, des performances, et exerce une activité de critique d’art. Après une pause dans son travail artistique, il reprend, au milieu des années 90, une activité multiforme (vidéo, peinture, performances), centrée sur l’exploration des formes de langage (langage du corps, des signes, de l’écrit).
Ensemble, nous abordons : l’art et la politique, les nouvelles technologies, l’art paléolithique et ses travaux dans la grotte du Mas d’Azil et aux Abattoirs, à Toulouse, à l’occasion de l’exposition DreamTime – le Temps du Rêve, le travail sur le langage, la part d’interprétation laissée au spectateur et la nécessaire « ouverture » qui forme la base de toute création artistique.
Site web de l’artiste : http://www.daviot.net/
Un article rédigé à partir de cet entretien paraîtra dans le numéro deux de la revue l’Argilète aux éditions Hermann.
Cliquez là pour lire le texte complet de cet entretien (merci à Pierre-Antoine pour son aide à la retranscription) »
Tout d’abord, peux-tu nous rappeler ton parcours, ta formation… ?
J’ai fait une école qui s’appelle la Villa Arson, à Nice. J’y suis rentré juste après le bac. Quand j’étais adolescent à Digne, j’étais aux Beaux-Arts, ce qu’on appelait « l’école de dessin », et je passais beaucoup de temps là-bas. Ensuite, je suis allé tout naturellement à l’École Expérimentale d’Art Contemporain, qui s’est appelée par la suite la Villa Arson.
C’était étonnant, je travaillais sur un truc très particulier : je travaillais directement sur la pellicule de film, que je rayais, sur laquelle je peignais. Après, je passais ce film dans un projecteur, et je projetais l’image travaillée directement sur l’écran. Je travaillais déjà sur la lumière et sur la transformation de la lumière.
On fait des choses, et souvent on les comprend par la suite. J’ai fait un film en 8mm. J’avais trouvé une bobine insolée, totalement noire, et j’avais avec un bout de verre, enlevé la gélatine du film et gravé la pellicule, avec une sorte de trait continu. Et quand je passais la pellicule, ça formait une sorte de trait de lumière qui vibrait au centre de l’écran. J’ai fait ça quand j’avais seize ans. Ça préfigure d’une certaine façon mes Écritures de lumières.
On peut voir ça comme un fil d’Ariane. Mais on s’en rend compte parfois après. C’est ça qui est étonnant dans la construction d’une œuvre.
Est-ce que tu as d’autres souvenirs, d’autres rencontres, d’autres étapes marquantes comme celle-là dans ton travail ?
Je pense que le travail se fait toujours par étapes. On ne sait pas forcément la direction que l’on prend. On se promène, on essaie d’avancer dans une œuvre, et petit à petit on construit quelque chose. C’est pour ça que j’aime cette réflexion d’un rabbin (Rabbi Nahman de Bratslav) qui dit « ne demande jamais ton chemin à quelqu’un qui le connaît, parce que tu ne pourrais pas t’égarer ». L’œuvre, c’est un égarement construit, un hasard objectif. On s’égare, mais sur la bonne route. La bonne route, c’est l’égarement. Et d’égarement en égarement, on va vers son objet.
J’ai fait par la suite une œuvre marquante et que j’ai comprise vingt après. Ça s’appelle Silencieuse luminescence. Une œuvre jusqu’au boutiste : il n’y avait plus de pellicule. J’allumais le projecteur, et projetais un écran blanc sur fond blanc, il n’y avait qu’un rectangle de lumière. Le principe du film, c’était de s’arrêter à la sortie du dernier spectateur de la salle. Tant qu’il restait un spectateur dans la salle pour être éclairé par la lumière de l’écran, le film était sensé continuer. Il y a une personne qui était restée dans la salle treize heures et treize minutes. J’ai compris bien plus tard, des années après, pourquoi il était resté treize heures et treize minutes. Quand il est sorti de la salle, il a regardé sa montre et il m’a dit « treize heures, treize minutes ». C’était une espèce de métalangage lié à la lumière… Moi, je ne comprenais absolument pas ce qu’il avait voulu me dire ! C’est un type qui est reparti, et que je n’ai jamais revu. J’ai trouvé ça assez beau.
D’une façon générale, comment cette œuvre Silencieuse luminescence a-t-elle été reçue ?
Au départ, on se dit : qu’est-ce qui se passe, il y a des problèmes techniques ? Au bout de dix minutes, les gens commencent à s’impatienter. Au bout d’un quart d’heure, les gens commencent vraiment à se poser des questions, ils commencent à parler entre eux, ce qui est intéressant. Puis il y en a un qui se lève, plus téméraire, qui va voir. Mais personne n’explique rien, personne du festival, personne n’est là pour donner des explications. Ça reste une énigme. Parfois, ça ne durait que dix minutes…
J’avais à l’époque, un peu dans le même esprit, un projet de pièce de théâtre qui se serait appelé Miroir. J’aurais fait rentrer les spectateurs par deux entrées. Au bout d’un certain nombre de minutes, une fois la salle chauffée (« qu’est-ce qui se passe ? », « quand est-ce que ça commence ? ») et au moment où la salle aurait été au comble de l’exaspération, j’aurais tiré le rideau de la scène, et, en fait, ç’aurait été deux salles qui se seraient trouvées face à face. J’ai toujours le projet de le faire…
Finalement, c’était assez radical dans l’approche, cette idée de projection où il n’y avait rien à voir. Pour autant, tu n’as pas complètement coupé les ponts avec des approches plus traditionnelles. Tu travailles aussi sur des supports plus classiques….
Justement, comme il n’y avait rien à voir, je me suis posé la question du « rien voir ». D’ailleurs, « rien à voir », c’est ambigu. « Rien à voir » ou « rien avoir » ? Est-ce qu’il n’y a rien à voir, ou est-ce que nous n’avons rien ? C’est un peu l’ambigüité de la langue, ce rien à voir… Du coup, ce rien à voir m’a induit à savoir d’abord ce qu’on voit, et évidemment, ça m’a renvoyé à l’histoire de l’art, et aux origines de l’histoire de l’art, l’art paléolithique. Il y avait un geste qui était une inscription, à la fois de signes et d’images, datant parfois de trente-cinq mille ans.
Avant d’examiner ce retour à l’art paléolithique, ce retour aux sources, aux origines, que tu fais dans ton travail, je voudrais aborder l’actualité immédiate. En 2006, tu avais participé à la première triennale de la Force de l’Art, dont la deuxième édition est en cours (NDA : jusqu’au 1er juin). Je voudrais savoir quel regard tu portes sur la création contemporaine, sur ce travail qui est effectué aujourd’hui par les artistes français…
Moi, déjà, « artistes français », c’est quelque chose qui me heurte. Je pense que je préfère le terme d’artiste vivant, travaillant à Paris ou en France. « L’artiste français », je sais pas trop ce que c’est… On va pas dire que ça me dérange, mais ça m’interroge. Est-ce qu’il y a un nationalisme lié à l’art… ? Ça pose plein de questions.
C’est pour ça d’ailleurs que j’avais exposé une œuvre qui était assez politique d’une certaine manière. Une œuvre liée à la « sous-France », à la « France d’en bas », puisqu’à l’époque Raffarin avait inventé ce terme. Il devait se penser de la « France d’en haut »… donc je réfléchissais à ce qu’était la « sous-France ». C’est pour ça que j’ai posé cette SousFrance, ce mot « SousFrance » sur un rail de TGV. J’ai pris une photo à trois cents à l’heure, tout est flouté, on est dans le mouvement du temps, et la « SousFrance » est à l’arrêt, le mot est posé à l’arrêt, sur un rail de chemin de fer. Voilà pour cette ambiguïté de la « sous-France » et de ce que représente le terme… et de ce que représente la nationalité par rapport à l’artiste !
J’ai la conviction qu’il y a des gestes qui sont universels, ce dont je me suis aperçu dans toutes les compilations que j’ai faites de tous les signes de main de tous les langages : langage des sourds-muets, des mains dans les grottes préhistoriques, des rituels bouddhistes, chrétiens… Il y a des gestes de main. Et, c’est incroyable, ces gestes, ils se recoupent, à la fois dans l’espace et dans le temps. Par des gens qui les utilisent, qui ne se sont jamais vus, et ne se verront jamais. Donc ça pose une interrogation sur le langage. Et j’émets l’hypothèse qu’il y a un socle. Le socle de la Tour de Babel existe. Il y a un universel des langues. C’est pour ça que cette histoire de l’artiste français, de l’artiste italien, de l’artiste allemand, moi, ça ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est ce socle universel du langage.
A propos de cette universalité de signes, dans un entretien de 2004, tu faisais le lien entre le numérique, digital en anglais, qui vient de digits, les chiffres, eux-mêmes dérivés des doigts, et de l’habitude de compter sur les doigts… Quelle vision as-tu de toutes ces nouvelles technologies numériques, digitales ? Quelles possibilités tu entrevois (et pas uniquement dans le domaine artistique, d’ailleurs) ?
Pour moi, c’est un émerveillement, un ravissement. On est d’une génération pour laquelle c’est fascinant : j’ai eu le premier ordinateur, le premier portable… Dans mon travail, ça a été une ouverture colossale, de pouvoir justement peindre avec la lumière… mon ordinateur me quitte rarement.
Internet, quand c’est apparu, je me suis que c’était une révolution du même ordre que l’imprimerie. Ça déplace place le savoir, ça remodèle la façon d’envisager les choses. C’est énorme, c’est une vraie révolution. J’espère que ça aura les implications d’une évolution de la pensée du même ordre que l’imprimerie à la Renaissance : ça a permis la diffusion des textes, et là, ça permet à la pensée de dépasser, justement, les limites nationales, des connexions très diverses à la fois dans le temps, dans l’espace… c’est une révolution considérable.
Et en matière d’art, ce que je fais là, je ne pouvais pas le faire il y a quatre ou cinq ans. J’ai toujours été sensible au lien entre les techniques et l’acte de peindre. Pourquoi les impressionnistes, à un moment donné, ont pu peindre en plein air ? Parce quelqu’un a inventé des peintures en tube, qu’ils ont pu sortir avec ces tubes, au lieu de broyer les couleurs en ateliers, qu’un souffle de vent aurait éparpillé dans l’air. Ils ont pu prendre palette et tubes, et sortir.
Penses-tu que ces changements vont avoir un impact durable ? J’avais une discussion à ce sujet avec une personne qui soutenait que justement ces technologies numériques, le portable notamment, étaient emblématiques de la crise actuelle, la crise économique, la crise de société, d’un modèle où on est un peu bouffés par les technologies…
Chaque objet projette le fantasme de la personne qui en parle ! Mon fantasme, c’est de pouvoir peindre avec la lumière, de faire des films vidéos que je projette dans des grottes préhistoriques, d’écrire avec la lune, d’écrire avec le soleil… ces technologies m’autorisent ça, donc c’est quelque chose de magnifique, au contraire ! Par contre, et même par « tout contre », si je peux dire, je continue, en parallèle, une pratique de peinture. Je peins avec la main, directement, avec un pinceau. Mais ça ne m’empêche pas de peindre aussi avec la lumière, directement, avec une caméra.
Tu as un travail en cours exposé dans une grotte de l’Ariège, au Mas d’Azil. Dans le passé, tu as aussi exposé à la grotte de Pech-Merle, dans le Périgord. Comment t’es venu cette idée de travailler dans ces sites ? Est-ce le besoin de t’inscrire dans une temporalité plus longue, qui est celle de cet art pariétal, de cet art préhistorique ?
En l’occurrence, c’est suite à l’invitation d’un artiste, Jérôme Basserode, qui travaille beaucoup sur ce genre de choses. Il a invité des amis artistes, Philippe Cazal, Jérôme Robbe… On a eu la possibilité de travailler directement dans les lieux, autour des lieux, qui ont été marqués par l’art préhistorique.
Moi j’ai eu deux envies. Un, me dire: qu’est-ce qui se passait dans la tête de ces hommes ? Est-ce que c’était très différent de ce qui se passe dans nos têtes aujourd’hui ? Moi je suis persuadé que c’est pas très différent. C’est-à-dire que l’homme est le même. L’homme d’il y a vingt-cinq mille ans n’est pas très différent. L’homo sapiens sapiens n’a pas tellement changé. Il y eu une évolution des techniques, ça c’est clair, un progrès dans les techniques. Parfois, il y a des civilisations qui s’effondrent, donc rien n’est stable, mais l’homme n’est pas très différent. Ça m’intéressait de voir aujourd’hui de quelle manière, rentrant dans une grotte comme ça, j’arriverais à essayer de montrer que les formes que moi je pouvais voir, n’étaient pas très éloignées des formes que eux pouvaient envisager.
Donc je me suis mis dans cet état particulier de projection dans la salle et je me suis dit, je vais éclairer la grotte avec une lumière que je vais prendre au bout de ma main. Pas forcément avec une torche, parce qu’en fait du point de vue des autorisations et du fait que la torche risquait de polluer le carbone des peintures, ce n’était pas possible. Du coup, j’ai filmé avec une caméra, avec une sensibilité extrême à la lumière, et j’ai éclairé la grotte avec une lampe que j’ai bougée avec ma main, et j’ai écrit d’une certaine manière autour, et à travers, et grâce au relief géologique de la grotte.
Les reliefs géologiques m’ont fait découvrir un monde de ravissement. Des têtes de personnes, des animaux, tout ça est apparu. La grotte, en fait, est une projection de l’imaginaire. On peut projeter son imaginaire dans le relief de la grotte. Je pense que c’est ce qui s’est passé il y a vingt-cinq mille ans.
Effectivement, c’est ce qui se dit par exemple de la grotte de Lascaux. Les chercheurs ont montré que certaines fresques ne prenaient sens qu’à partir du moment où on intégrait un relief particulier qui leur donnait une nouvelle forme, une nouvelle dimension…
Tout à fait. J’ai vraiment observé qu’en fait, il y a avait beaucoup d’images en anamorphoses. En fonction de l’angle, l’image se redressait… Ils avaient déjà une notion du relief. Il y avait des inscriptions dans des endroits extrêmement compliqués d’accès. Pourquoi pas d’inscription sur ce grand panneau calcaire où il ne se passe rien, et pourquoi ça se passe là-bas… c’est passionnant.
Ce projet était de filmer la grotte comme une sorte d’endoscopie. On rentre dans le ventre de la terre, de la terre-mère d’ailleurs. C’était très étonnant comme expérience… surtout qu’en plus, dans la grotte, il y a quand même une sonorité que j’ai essayé de retranscrire dans la bande-son du film.
En quoi consistait cet accompagnement sonore ?
C’est le son de la grotte. Le silence qui est un silence extrêmement particulier. En fait le silence n’est jamais silencieux, comme le vide n’est jamais vide. C’est très particulier de voir ce qui se passe dans cet endroit par rapport au son : il y a des échos, par exemple au Mas d’Azil, au fond de la grotte, dans la grotte même, la grotte est traversée par une rivière, donc il y a un bruit fracassant d’eau. Je me suis rendu compte dans les rushes de mon film que dans toutes les séquences où je filmais des dessins magdaléniens, il n’y avait aucun son d’eau. Là où ils avaient dessiné, on n’entendait plus du tout la rivière. Je m’en suis rendu compte au montage : ce que j’ai filmé, là, je n’entends plus le son de la rivière… Il y a peut être un lien, peut être à l’oreille, ils ont dû choisir l’endroit, en se disant, tiens, là, c’est silencieux !
Tu reviens beaucoup sur ces similarités que tu évoques avec ces chasseurs d’il y a vingt-cinq mille ans dans l’art. Tout à l’heure, je te parlais de ce fantasme de cette personne qui s’imaginait, si tout s’écroule, si les technologies s’écroulent, si tous cet univers du numérique, du portable, ces symboles de puissance s’écroulent… Qu’est-ce qui reste, au fond, quand tous ces symboles-là s’écroulent, qu’est-ce qui nous ramène à ces hommes d’il y a vingt-cinq mille ans ?
Moi, l’écroulement… ça ne m’intéresse pas. Je pense que rien ne s’écroule d’une certaine manière. Que les choses s’écoulent, ça c’est certain. Qu’elles s’écroulent, ça c’est moins sûr. Je pense que les choses évoluent. Une société qui s’écroule, généralement ne s’écroule pas. Il y a eu ce fantasme, à un moment donné, par rapport à l’art, de gens qui ont dit : c’est n’importe quoi, il n’y a plus de gestes… Non : ça, c’est leur problème, je dirais. C’est à eux à régler leurs problèmes d’effondrement et d’écroulement ! Moi, non.
Et est-ce un retour à une temporalité plus longue, ce travail que tu as fait dans des grottes, que tu as fait dans des jardins également ? Peux-tu dire quelques mots sur ton travail dans ces jardins ?
C’est plus que des jardins. C’est une volonté d’écrire dans des paysages. D’inscrire des mots, du langage, le lien entre le langage et le paysage. Je me suis dit : comment inscrire un mot dans un paysage ?
Il y a plusieurs raisons de le faire. Je me suis intéressé à la façon que le mot évolue avec le paysage, qu’il y ait une sorte d’interaction entre le mot et le paysage. J’ai créé une série que j’ai appelée Vherbe, il y a « verbe » et « herbe », je vais faire pousser des mots. De quelle manière ? Il y a plusieurs possibilités, je travaille en ce moment sur plusieurs idées. Un : les mots en herbe. Le principe du mot en herbe, c’est qu’il est lisible quand on coupe l’herbe en dehors des lettres et le mot pousse. Il y a aussi le projet de faire fleurir des mots : de planter des bulbes au printemps et que le mot sorte de terre. Il y a un autre projet qui est un projet de labyrinthe de mots où les lettres seraient en buis taillé, on se perdrait à travers les lettres, en une sorte de promenade à travers la phrase. En fait, ce sont des projets que petit à petit je mets en place.
Et puis j’ai un projet de plus grande échelle : de pouvoir lire mes mots sur Google Earth, dans le paysage.
Est-ce que tu as vu qu’un projet a été réalisé là-dessus, qui s’appelle Pixel noir sur Google, et qui correspond à un carré de pelouse brûlée, noir, d’un mètre sur un mètre, qui grosso modo, représente la taille d’un pixel quand c’est amené à l’échelle de Google Earth…
Oui tout à fait, un ami m’a envoyé le lien ! C’est un Canadien qui a fait ça…
Après avoir fait un certain nombre de séries qui mettaient en scène le corps humain, à travers certains éléments particulièrement significatifs, comme les visages et les mains dans ta série Ombrographies, ou alors la silhouette des personnes dans ta série Visiteurs, est-ce que tu continues à travailler également sur le corps humain, ou est-ce que tu as consciemment réorienté un travail sur des éléments naturels, des paysages, des grottes… ?
Ce qui m’intéresse évidemment toujours par rapport au corps, c’est le langage du corps. En fait, que ce soit le langage du dyptique des Ombrographies où je prenais les photocopies des visages et des mains, où je me suis tout de suite aperçu, et c’est pour ça que c’est un diptyque, que les personnes me demandaient toujours comment placer leurs mains, et jamais comment placer leur visage… comme si, par rapport aux mains, quelque chose devait se dire, de manière exprimée, alors que le visage, pas du tout. Les gens posaient leur visage. Du coup, j’ai séparé les visages et les mains, c’est devenu des diptyques…
Et le contour des personnes, c’est d’ailleurs plus un contour qu’une silhouette, je travaille à l’intérieur des corps, dans le trou, c’est une présence qui est créée par l’absence et le retrait du modèle. C’est jouer sur l’intérieur, l’extérieur, le vide, le plein… Souvent je passe le contour, la personne regarde son contour, et il y a un moment d’arrêt, les gens sont dans une espèce de sidération, disant « c’est ça ma surface » ?
C’est de l’ordre du langage. Tout de suite la façon dont les gens se posent, soit au milieu de la toile, soit à droite, soit à gauche, ils se posent de manière tout à fait particulière. Donc il faut que je les connaisse suffisamment. C’est pour ça qu’il y a tout un protocole, je déjeune avec eux, ou on dîne, je ne peux pas faire ça avec des anonymes. C’est forcément des gens que j’arrive à capter, dont je capte la façon dont ils se posent dans l’espace, et une fois que je sens qu’à un moment donné, ils ne sont plus dans une pose, une habitude de montrer une image d’eux-mêmes, je me dis hop !… Mais c’est eux qui se mettent dans cette situation-là, et c’est moi qui à un moment donné leur dit « stop, je pense que là c’est bon ». Autant on pose devant une caméra, une photo, on a une certaine habitude… mais quand on pose devant rien, c’est très étrange.
Tu les amènes à recréer du naturel avec tout un rite de mise en confiance…
Voilà ! Un naturel, en tout cas une façon de ne plus poser, mais de se poser.
Tu exposes également en ce moment aux Abattoirs de Toulouse…
C’est une exposition qui est absolument formidable, qui a été inventée, on peut dire, par Pascal Pique, qui est conservateur pour l’art contemporain au musée de Toulouse, et qui s’est dit, « je vais faire une double exposition qui s’appelle DreamTime » – déjà, avec un titre, « le temps du rêve »… entre une grotte, donc, le Mas d’Azil, où les artistes vont présenter des œuvres dans la grotte, et les mêmes artistes vont présenter des œuvres dans le musée. Donc c’est jouer le musée comme miroir de la grotte. C’est très étrange, d’abord comme dispositif, déjà présenter des œuvres dans une grotte c’est quand même extrêmement particulier, et ensuite ce miroir avec le musée. Qu’est-ce qu’on présente dans le musée par rapport à la grotte ? ça permet ce lien étroit entre le musée et la grotte, je trouve ça magnifique. Donc tous les artistes à qui il a proposé ça étaient enthousiastes. On a fait des œuvres très particulières…
Ce que j’ai décidé de faire, c’est de projeter la lune, et des écritures de lune, que j’ai créées avec un rayon de la lune, au fond de la grotte. Éclairer la grotte à travers la lumière de la lune. Et je dirais, dans le musée, éclairer le musée avec la lumière de la grotte, avec les écritures de lumières dans la grotte.
Dans le musée, j’ai fait deux projections, des deux films que j’ai faits à Pech-Merle et au Mas d’Azil. Ces deux films sont projetés sur deux écrans qui font comme des yeux, ce que j’ai appelé deux cavernes orbitaires, comme si c’était deux yeux qui regardaient les personnes. En fait, c’est la caverne qui vous regarde. Est-ce que vous vous regardez voir, ou est-ce que vous vous voyez regardé ? C’est ce jeu du regard. Ce qui est intéressant, c’est que comme ces deux films n’ont pas la même durée, ce n’est jamais le même film, puisque les images qui se côtoient ne sont jamais les mêmes. Ça ne peut jamais être le même film. C’est toujours un film qui se renouvelle…
C’est vraiment un truc très étonnant, d’exposer à la fois dans un musée, et dans une grotte, dans un temps qui est le même. Tous les artistes qui ont fait cette expérience ont trouvé ça vraiment très très intéressant. C’est vraiment quelque chose à voir. Très étrange. DreamTime, en plus, le temps du rêve… comme je le faisais remarquer à Pascal Pique, dans « caverne », il y a les lettres du mot « rêve », et « can », un mot anglais dans un mot français qui est dérivé de rêve…
…Yes we can!
…on peut rêver…
Et qu’as-tu comme autres travaux en cours, ou à venir ?
Je continue à faire mes contours de personnes, c’est quelque chose qui me fascine, dans le lien du transfert… Et la série des Vherbes, c’est pour ça que j’étais à Berlin il y a quinze jours. J’ai repéré qu’il y avait une immense pelouse devant le Reichstag, et donc j’ai un projet d’y écrire le mot « Traum » qui en allemand signifie rêve, mais qui contient « Raum », en fait « l’espace ». Et ce qui est incroyable, mais je ne l’ai vu qu’après, c’est qu’en français, dans « Traum » il y a « mur » à l’envers, « r », « u » et « m ». Donc si tu lis « Traum » à l’envers, tu as « mur ». C’est incroyable, inconsciemment, je souhaite pourvoir écrire ce mot sur l’emplacement du mur de Berlin. C’est incroyable, comme l’inconscient fonctionne… donc j’espère que ça va marcher, c’est comme tous les projets, faut les tenter, on verra bien si ça marche ou pas. Ça devrait faire soixante-dix mètres de large…
Finalement, je trouve ton travail sur le langage et les mots intéressant, puisque tu as peut-être pour eux la même fascination que pourrait avoir un écrivain, un romancier, un poète, mais tu les travailles, j’ai envie de dire, dans une troisième, voire une quatrième dimension, avec ces applications, ces mises en scène dans un paysage réel, avec ces performances, avec le recours à la vidéo…
Oui ! et en plus, il y a une amphibologie du mot dans le mot. Quand j’ai écrit « MEmoiRE » au bord du Lot, qui faisait aussi soixante-dix mètres de large, j’ai écrit le mot « moi» au sein du mot « mère». Visuellement, quand on arrivait en haut de la Baume de Calvignac et qu’on se penchait au bord du Lot, on voyait ce mot « mémoire », mais en fait on lisait « mère », on lisait « moi ». C’était lié à Pech-Merle, la terre-mère, la caverne… Tout ça était très lié.
Ce qui est intéressant, c’est pas le mot dans le paysage, comme on voit dans les sous-préfectures, à l’entrée de la sous-préfecture, le nom de la ville en buis, ou en pensées ! C’est de, autour du mot, de se dire que d’abord, le mot pousse et le mot bouge, et qu’à l’intérieur du mot, on peut lire d’autres mots. C’est ça qui m’intéresse. Voilà, c’est un projet qui est au-delà de la simple inscription qu’on pourrait envisager dans l’art conceptuel par exemple. C’est assez différent. C’est plus de l’ordre du flottement. La pensée flotte, à un moment donné, on lit quelque chose, et puis finalement on lit autre chose…
Ça, ça renvoie aussi à mon tout travail sur l’envers de l’envers de la voix. Je me suis aperçu que l’envers de l’envers, c’est pas l’endroit. Il y a un espace entre l’envers et l’endroit. Ça c’est fascinant. Ce qu’on entend, ce que les linguistes appellent ce que l’on voit, les lettres, le signifié, n’a pas forcément de lien avec le signifiant, et vice-versa. On perçoit des choses, on entend des mots… quand je dis « rien à voir », toi tu peux entendre « je n’ai rien », comme tu peux entendre « je ne vois rien ». Et qu’est-ce qui fait que tu entends l’un ou l’autre ? C’est ça qui m’intéresse. L’envers de l’envers n’est pas l’endroit. C’est peut-être l’espace du rêve, entre l’envers et l’endroit.
Tu avais exposé une œuvre à ce sujet, une vidéo, à la Force de l’Art également…
Oui. C’est un texte de Marguerite Duras. Ça s’appelle La perte politique. Elle parle de la perte de la douleur comme de la joie, de perte de la souffrance comme de la perte du bonheur. Ce texte est très très beau… Et la perte politique, c’est ça. Donc j’ai dit ce texte à l’endroit, ce texte je l’ai ensuite dit à l’envers, et cet envers je l’ai repassé à l’envers. Et en fait le signifié réapparaît. Mais j’ai une voix totalement… J’ai tous les accents du monde, c’est pour ça qu’il y a un socle babélien, et j’ai tous les accents de langues que je n’ai jamais parlé !… Chinois, japonais, l’arabe…Tout cela s’entend. Donc il y a dans l’ombre de nos voix tous les accents du monde. C’est pour cela que de la même manière qu’il y a des gestes de « mains », il y a des gestes « universels »… C’est ce qui m’intéresse de découvrir.
J’avais noté quelque chose qui va probablement t’intéresser, lors d’un séjour au Japon… Le japonais est une langue où il y a beaucoup d’homonymes, donc c’est très difficile de saisir simplement à la voix le sens d’un mot, d’une phrase, d’une proposition… Donc les Japonais fonctionnent beaucoup avec ce qu’ils appellent « l’écriture dans la paume » : lorsqu’ils veulent préciser leur pensée à leur interlocuteur et que la voix ne suffit pas, ils dessinent les caractères à toute vitesse sur la paume de la main, ce qui est fascinant à voir car ces caractères peuvent être très compliqués. Ils sont parfois constitués de 20, 30, 40 traits, avec plusieurs clés, plusieurs symboles… Et ils le dessinent à toute vitesse dans la paume de la main, l’interlocuteur suit des yeux le tracé du doigt et reconstitue l’idéogramme, donc l’idée…
C’est très beau… C’est comme la langue hébraïque : sans voyelles, tu mets les voyelles que tu veux… C’est une sorte de langue ouverte, et pour tout le monde, donc ça permet cette ouverture de la langue. Ça te projette ta propre interprétation, tu interprètes ce que tu veux finalement. C’est une langue ouverte…
D’ailleurs, ce qui est étonnant, c’est que « ouvert », c’est l’anagramme de « trouver »… tu vois… donc il faut de l’ouverture. L’homophonie c’est quand même l’ouverture : qu’est-ce qui fait que finalement tu décides tel sens plutôt que tel autre ?… C’est ton interprétation. C’est pour ça que quand tu interprètes une œuvre, c’est ton propre regard qui est intéressant. Quand tu es dans une caverne, c’est ta propre interprétation de la forme qui est intéressante…
Moi ce qui m’intéresse ce sont les œuvres comme ça où l’interprétation est possible. C’est à dire que, quand je fais une œuvre, je laisse toujours pleins de possibilités d’interprétation. Je ne veux pas qu’il y ait une interprétation unique… comme on pourrait le voir dans des images publicitaires, qui induisent une lecture unique. Images publicitaires, ou de propagande. Pour moi la propagande c’est l’envers de l’ouverture. Tu veux induire un axe, alors que moi je pense que l’œuvre est faite pour ouvrir tous les axes. Et, de plus, toutes les personnes susceptibles de regarder une œuvre d’art, sont susceptibles d’ouvrir des fenêtres qu’elles sont peut-être incapables d’ouvrir sans ce regard là…
Je crois que c’est ça en fait ce qui est important dans l’art : de permettre un nouveau regard… Ça ouvre une perspective, ou plutôt ça déplace la façon dont on regarde l’œuvre, ça permet du relief. C’est pour ça qu’on a deux yeux : parce que cela te permet du relief. Et je dirais que l’œuvre, c’est le troisième œil… qui permettrait la 3D mentale !
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