Emballement médiatique autour de la tenue de l’exposition Our body : à corps ouvert à l’Espace Madeleine à Paris (voir précédent billet ici). La personnalité et les motivations du promoteur de cette exposition, Gunther von Hagens, sont disséquées dans les médias. Il est l’inventeur d’une technique de préservation des corps, dite « plastination », qui lui fournit le matériau nécessaire à ses mises en scènes artistiques.
Une page entière lui est consacrée dans le Metro de Paris daté de ce matin (18 février), que vous pouvez lire ici. On y apprend que le personnage, après avoir longtemps exercé ses activités en Chine, s’est installé il y a peu en ex-Allemagne de l’Est pour échapper à la polémique sur ses sources d’approvisionnements en corps humains. Il déclare aujourd’hui travailler dans la plus totale transparence (les corps sont dûment légués du vivant des donateurs, et apparemment les candidats à l’immortalité artistique sont nombreux !).
Le volet économique de son entreprise de préservation des corps est stupéfiant. Il a redonné vie (si on peut dire) à une petite ville d’ex-Allemagne de l’Est, Guben, durement touchée par la crise. Il emploie aujourd’hui 100 personnes dans son atelier et déclare prévoir 200 embauches supplémentaires dans les années qui viennent.
Du point de vue artistique, ce qui me frappe (et, c’est le leitmotiv de ce carnet, je ne crois guère aux coïncidences) est la ressemblance physique et vestimentaire de von Hagens (photo de gauche) avec Joseph Beuys (photo de droite). Joseph Beuys est un autre artiste contemporain allemand, décédé en 1986, qui a défrayé la chronique en son temps. Il a notamment conçu des installations utilisant le feutre et la graisse comme matériaux fétiches. Cette utilisation renvoie à sa mythologie personnelle : aviateur durant la Seconde Guerre mondiale, il se serait écrasé au-dessus de la Crimée et aurait dû sa survie à une tribu Tatare qui l’aurait recueilli, enduit de graisse, et enroulé dans le feutre pour préserver sa vie.
Corps, graisse, préservation… art qui questionne brutalement le rapport à la vie, à la mort, à la survie… il y a peut-être davantage qu’une ressemblance physique entre ces deux hommes. Reste à départager le talent de l’un (Joseph Beuys), durablement établi à titre posthume, et de l’autre (Gunther von Hagens), durement critiqué de son vivant.
9 réponses à “Gunther von Hagens, dit le « Dr la Mort » ou encore « le Plastinateur »”
[…] Gunther von Hagens, dit le “Dr la Mort” ou encore “le Plastinateur” […]
Wahou! Sacré scoop! La ressemblance est vraiment surprenante! Mais, quel est ton opinion sur la préservation des corps?
Question complexe… Disons que j’ai appris à apprécier l’art dit « contemporain », qui sort des critères du beau et se place sur le terrain des idées, du questionnement. Je vois un point d’inflexion autour de la distinction faite par Kant entre les concepts de « beau » et de « sublime ». Dans le beau on est uniquement dans la jouissance esthétique. Dans le sublime on atteint un degré supérieur de questionnement. Exemples de sublime selon Kant : l’infini du ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. Dans ces deux exemples, même tension, même sentiment trouble d’attirance et de vertige, de désir et de répulsion. Pour moi, l’oeuvre de von Hagens se place clairement sur ce terrain et y trouve une justification.
De façon plus prosaïque, je trouve l’oeuvre réussie également du point de vue esthétique : soin apporté à la préparation des corps, à leur mise en valeur, à leur exposition. Valeur artistique donc, mais aussi scientifique de l’expo (le volet pédagogique et didactique).
Reste le problème moral et éthique. En règle générale, je préfère toujours l’exercice de la liberté à l’application de… règles. Mais peut-on laisser à quelqu’un le « choix » de disposer de son corps, comme s’il en était propriétaire ? Pas évident : si l’on est propriétaire de son corps, alors on peut le « monétiser », le vendre, l’aliéner, comme n’importe quelle propriété. C’est sur cette base que le Comité national d’éthique français considère qu’un individu n’est PAS propriétaire de son corps et ne peut pas en faire ce qu’il veut. D’un autre côté, peut-on laisser à quelqu’un le droit de manipuler ces corps, même dûment légués ? Là on se heurte à la personnalité de von Hagens et à sa réputation sulfureuse. Mais, s’agissant de réputation et non de faits établis (en ce qui me concerne), je préfère suspendre mon jugement plutôt que de condammner.
Moralité : cette démarche ne me choque pas car elle recoupe ma conception de la liberté d’une part, et du travail artistique d’autre part. C’est pourquoi j’ai choisi de parler plutôt du côté artistique de cette exposition plutôt que d’entrer frontalement dans la polémique éthique.
Merci d’avoir pris la peine de répondre de manière aussi détaillée et intelligente. Je viens enfin de comprendre la vision de la beauté de Kant :p
Je trouve assez étrange le point de vue du comité d’éthique. Pour moi chaque individu est nécessairement propriétaire de son corps. Même si une telle considération peut mener à de véritables horreurs (commercialisation du corps).
Enfin, se sont vraiment des axes de réflexions riches. Merci pour ce post!
Merci à toi pour tes visites et tes commentaires stimulants ! J’ajouterais bien Fizzing Banana à ma blogroll, en compagnie d’autres « perles » bloggistiques
Mais je t’en prie! 😀
En parlant de perle, sais tu que pearltrees va très prochainement s’ouvrir au web. Donc en tant que blogger on va pouvoir linker nos arbres préférés et enrichir nos post!
[…] J’ai donc terminé la section Warhol au pas de course, afin de passer davantage de temps à découvrir le monde de Joseph Beuys. Intello, obscur, repoussant parfois (l’artiste manipule le feutre, la graisse, le sang, créé des installations déroutantes, enregistre des vidéos engagées, tient des discours incendiaires), voilà le travail de Beuys, qui en revanche fascine par sa profondeur, ses prétentions politiques (La révolution, c’est nous), son mythe personnel riche et dérangeant (lire ce précédent billet). […]
[…] de l’exposition et des questions qu’elle suscite dans de précédents billets et dans les commentaires. Ce regain de polémique fait surgir des informations supplémentaires qui recoupent ou complètent […]
[…] Chaque luge représente un “kit de survie” : y sont fixés une couverture de feutre, un petit morceau de graisse animale et une lampe torche. L’œuvre fait bien sûr référence au mythe personnel de Joseph Beuys : pilote durant la seconde guerre mondiale, il est abattu par des tirs en Crimée, et doit la vie sauve à une tribu de Tatars qui l’extraient de son appareil, l’enduisent de graisse et l’enveloppent d’une couverture de feutre (un récit déjà rapporté dans un billet précédant). […]